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France
En 2001, 92 peintures murales4 des
trois vifs et des trois morts sont recensés par le Groupe de recherche des
peintures murales. De ce nombre, une vingtaine ne nous sont parvenues que
par des livres d'histoire ou d'anciens relevés. Celles qui existent encore
aujourd'hui sont parfois fragmentaires ou retouchées de façon abusive. Au
niveau pictural, la France se distingue par la présence d'un calvaire pour
marquer la frontière entre le monde des vivants et celui des morts; à partir
de 1400, cet ornement est presque toujours présent. Les morts portent outils
ou armes, particularité plutôt rare dans les autres pays. Enfin, notons que
les vivants ainsi que les morts sont rarement couronnés.
En France, il existe 20 manuscrits (neuf avec illustrations) contenant l'une des
cinq versions en langue française du dit des trois vifs et des trois morts. À cela
s'ajoute le Dit des trois mortes et des trois vives, dont il ne reste
malheureusement qu'un fragment.
Version I: Écrite par Baudoin de Condé. Présente dans six manuscrits.
Titre: Ce sont li troi mort et li troi vif. (Résumé PDF)
Version II: Écrite par Nicole de Margival. Présente dans deux manuscrits.
Titre: Chi coumenche li troi mort et li troi vif. (Résumé PDF)
Version III: Auteur anonyme. Présente dans un seul manuscrit.
Titre: Ch'est des trois mors et des trois vis. (Résumé PDF)
Version IV: Auteur anonyme. Présente dans huit manuscrits.
Titre: C'est des trois mors et des trois vis. (Résumé PDF)
Version V: Auteur anonyme. Présente dans six manuscrits.
Titre: Cy commence le dit des trois mors et des trois vis. (Résumé PDF)
Les résumés ci-dessus proviennent du livre de Stefan Glixelli
Les cinq poèmes des trois morts et des trois vifs, disponible pour
usage personnel sur le site de la Bibliothèque Nationale de France.
Deuxième moitié du 13e siècle
En
1979, lors de la restauration de l'abbaye du Mont Saint-Michel, les
spécialistes ont découvert un fragment d'un dit des trois vifs et des
trois morts. Celui-ci se trouvait dans les ruines de l'ancienne
infirmerie, effrondrée en 1811, au-dessus de la porte. Il n'en
subsiste que les trois morts, peints sur un fond vert clair dans une pose
passive. Deux d'entre eux sont vêtus d'un linceul; celui du centre pose sa
main sur l'épaule du premier. Le troisième mort porte la main
droite à son coeur. Les trois vivants devaient probablement se
trouver de l'autre côté de la porte.
La façon dont les trois morts sont disposés suggère que l'œuvre aurait
été peinte dans la seconde moitié du 13e siècle. En
effet, la composition ressemble à celle observée dans les manuscrits de
cette période, comme le recueil de poèmes de
Baudoin de Condé1 (vers 1285) ou encore le
Psautier de Robert de Lisle2
(vers 1310). Dans le coin supérieur gauche de la fresque subsistent aussi
quelques lettres, fragment d'un texte dont la calligraphie évoque le milieu
du 13e siècle. Si cette hypothèse est exacte, le dit des trois
vifs et de trois morts de l'abbaye du Mont Saint-Michel serait la première
représentation murale connue de ce thème en France, et même en Europe. Ce
titre est cependant chaudement disputé par les fresques d'Avignon
(voir ci-dessous) et de Melfi,
en Italie. Voyez ce fragment en haute
résolution.
Deuxième moitié du 13e siècle
La cathédrale Notre-Dame-des-Doms, à deux pas du Palais des Papes à
Avignon, est doublement choyée: sa
rencontre des trois vifs et des trois morts a la particularité
d'encadrer une autre œuvre macabre, absolument étonnante, que l'on
pourrait considérer comme un
triomphe de la Mort. En effet, la Faucheuse y crible de dards des gens
massés à gauche et à droite. À l'extrême gauche, des arcades peintes
accueillent les trois morts. Malgré le très mauvais état de la fresque,
on devine qu'ils sont disposés de façon semblable à plusieurs manuscrits
du 13e siècle et au fragment du Mont Saint-Michel.
Les trois vivants (invisibles sur la photo) sont eux aussi placés sous des arcades
individuelles. L'image à droite montre la tête de l'un d'eux; il est
couronné, détail rare en France. Outre la façon dont sont représentés les
trois morts et les trois vifs, la paléographie de l'inscription figurant
au-dessus de l'œuvre macabre centrale, qui immortalise le nom du donateur,
Pierre de Romans, permet de dater cette fresque de la seconde moitié
du 13e siècle. Ceci en fait l'une des plus anciennes
d'Europe.
En 1408
En 1408, le duc Jean de Berry fait sculpter un dit des trois vifs et des trois
morts en rondes bosses sur le portail de l'église du cimetière des
Saints-Innocents, à Paris. Il n'en resterait rien du tout si Guyot
Marchand n'en avait publié des gravures en 1486. Toutefois, celles-ci
sont si riches en détails qu'on peut soupçonner la fantaisie de
l'artiste de lui avoir inspiré quelques ajouts, comme dans sa danse macabre de l'édition 1486!
Par exemple, il représente un ermite. Pourtant, en 1612, le père Jacques du Breul décrit la
sculpture en faisant mention de chevaliers, de morts et d'arbres - pas d'ermite.
Quoiqu'il en soit, cette gravure en montre un aux côtés des trois
morts; caractéristique qu'on ne trouve nulle part ailleurs en France,
sauf à Meslay-le-Grenet. À noter aussi qu'un des chevaliers n'est plus à
cheval, comme les autres, mais se tient debout près de sa monture.
Jean de Berry avait fait ajouter à la sculpture des
Saints-Innocents un texte de 22 vers, dans lequel
il conviait les gens, tout comme lui, à se préparer à la
mort.
En 1420
Collégiale Saint-Victor, Ennezat.
Une description datant de 1924 fait état d'une peinture très dégradée.
La rencontre de trois vifs et des trois morts que nous admirons aujourd'hui
a donc été assez lourdement retouché. Au-dessus, une inscription indique sa
date d'exécution et le nom du commanditaire, le chanoine Robert de
Bassinhac, qui s'est d'ailleurs fait représenter avec toute sa famille dans
le bas de la fresque. Un poème de six quatrains, délavé par endroits,
accompagne l'œuvre. Les morts, corps décharnés, se tiennent par la main;
ils ne portent pas d'outils et un seul est vêtu d'un linceul. Ils ne
semblent guère menaçants. Malgré cela, leur apparition cause tout un
émoi: les chevaux se cabrent, les chiens fuient et les faucons s'envolent.
En arrière-plan, sur la gauche, s'élève un château qui contraste avec la
cabane qui semble servir d'ossuaire aux morts. Ici, comme dans la
majorité des dits français, le calvaire marque la frontière entre le monde
des vivants et celui des morts.
1476-1480
Chapelle dédiée à la Vierge Marie, Jouhet-sur-Gartempe. Cette
fresque en bon état présente
ses trois morts dans des cercueils,
une composition très répandue en Italie. Cependant, les cadavres s'y
tiennent debout, dans une pose raide, au lieu de s'allonger, comme ils le
font généralement au pays de Dante. Seul le troisième porte un linceul. Cette
rencontre plonge les cavaliers dans le peur; deux des
trois vivants ont déjà fait demi-tour. Au-dessus de chacun des personnages flotte
une banderole aux inscriptions à moitié effacées. Détail
inusité, le Christ est représenté sur le calvaire. Pour des informations
supplémentaires, cliquez ici.3
Entre 1476-1500
L'église de Kermaria an Isquit, en Bretagne, possède une chapelle dédiée
à la Vierge Marie. Outre une
danse macabre, on y trouve aussi, dans le bas-côté nord, un dit des trois
vifs et des trois morts peint sur le mur, en grisaille sur fond d'ocre
rouge. La fresque est en mauvais état. Le temps l'a considérablement délavée;
il y manque deux morts et un seul cavalier est entièrement visible. Ce dernier
porte une couronne. Les banderoles au-dessus des personnages ont perdu leur
texte.
C'est un relevé datant de 1861 et exécuté par
Alexandre Denuelle qui apporte davantage de précision sur cette rencontre, les
vivants coiffés d'une couronne viennent juste de rencontrer les trois morts.
Les chevaux font encore face aux cadavres, mais le deuxième cavalier détache
son regard de cette vision d'horreur. On aperçoit devant le troisième vivant une
petite croix (juste à côté de la niche percée dans le mur de l'église), ce qui
suggère une rencontre dans un cimetière. De l'autre côté du calvaire, l'unique
cadavre restant pointe de sa main gauche les nobles; de l'autre, il tient une
couronne. Tout comme le bras d'un deuxième mort visible sur le relevé. Toutes
figures étaient fort probablement représentées avec une couronne. Voilà un détail
plutôt rare en France, cependant le plus exceptionnel demeure de voir les morts
sans le symbole royal sur leurs têtes.
Entre 1476-1505
Église Saint-Saturnin, Conan. Le
commanditaire de cette fresque s'appelait Etienne de Gaignon. Sa
particularité? Elle est parsemée de petites fleurs et de lys. De plus, le
premier et le troisième cavalier portent chacun une couronne -
coquetterie que l'on rencontre surtout en Allemagne et au Danemark.
Deux morts portent un linceul; tous sont armés. Les vivants semblent
effrayés de rencontrer ces corps décharnés, puisque deux d'entre eux font
demi-tour. Petit détail amusant, un seul chien prend ses pattes à son cou,
les deux autres restant de glace! Pour des informations supplémentaires,
cliquez ici.3
Fin 15e siècle
Église Saint-Blaise et Saint-Orien, Meslay-le-Grenet. Cette peinture murale de
la fin du 15e siècle a été considérablement retouchée en 1865-66.
Tout en respectant les grandes lignes de l'œuvre, le "restaurateur" en a modifié
le style, comme on peut le constater en feuilletant quelques documents datant
d'avant la retouche. D'ailleurs, il s'est largement inspiré des gravures de
Guyot Marchand (1486) et d'Antoine Vérard (1491-92), d'où la similitude entre
les trois œuvres.
Contrairement aux autres dits français, celui de Meslay-le-Grenet sépare les
vivants des morts non pas avec un calvaire, mais avec un ermite assis dans une
caverne - un cas unique en France. Les trois morts se trouvent dans un cimetière,
devant une église. Vêtus d'un linceul, ils regardent les vivants d'un air de défi.
Ceux-ci sont saisis d'effroi: alors que les deux premiers cavaliers font demi-tour,
le troisième échappe les rênes de sa monture, et les faucons s'envolent. Ce dit
accompagne une danse macabre, peinte juste dessous. Pour des informations
supplémentaires, cliquez ici.3
Début 16e siècle
Comme la majorité des dits français, celui de l'église Saint-Pierre, à
Lancôme, met en scène des corps décharnés, non
des squelettes. Munis d'armes, ils semblent agressifs; l'un d'eux, lance à la main,
a même franchi le calvaire, symbole de la frontière entre les vivants et les morts.
Le décor accidenté donne un air dramatique à la scène. Chez les vivants, c'est
le cavalier qui manifeste le plus de terreur: ses bras sont dans les airs, ses
faucons s'envolent, son cheval se cabre. Les deux autres, dont l'un porte un sceptre,
semblent moins effarés par la rencontre. Pour des informations supplémentaires,
cliquez ici.3
Début 16e siècle
Non content d'avoir commandité la fresque de Conan, Étienne de Gaignon en a aussi
offert une à l'église Saint-Hilaire de Villiers-sur-Loir.
La peinture s'est malheureusement mal conservée, surtout dans sa partie centrale.
Les deux premiers cavaliers ont une allure fantomatique. Le
troisième, en revanche, se voit encore très bien,
monté sur un cheval qui s'emballe au milieu de faucons qui s'égaillent. À ses pieds,
une pie mange dans une écuelle (voir ci-dessous). Voilà un détail plutôt étrange!
Serait-ce le restant d'une ancienne peinture murale ou encore un message à la
symbolique oubliée?
La présence d'un petit homme près des deux
chiens, portant une lance, est aussi inhabituelle. Il pourrait être un
écuyer des chasseurs, figure parfois rencontrée en Italie, mais unique en
France. Les morts sont des corps décharnés. Le premier tient une longue
lance et la pointe vers le premier vif; les deux autres, aussi armés,
pointent les cavaliers du doigt. Pour des informations supplémentaires sur
cette peinture murale, cliquez ici3.
Entre 1525-1550
La chapelle Saint-Pierre de Réveillon
est en lisière de la forêt, à 5 km de la Ferté-Vidame. Sa fresque est
en excellent état. Les morts n'ont pas d'outils, mais l'un d'eux porte une
épée... qu'il utilise comme une canne! Un linceul couvre les corps des
deux derniers cadavres; le premier brandit un poing dans les airs et
pointe du doigt l'un des vivants. De l'autre côté du calvaire, le premier
cavalier est si bouleversé qu'il en perd son faucon, pendant que les
autres font faire demi-tour à leur cheval. Pour des informations
supplémentaires, cliquez ici.3
Entre 1527-1544
Église Saint-Pierre, Auvers-le-Hamont.
Malgré quelques trous, cette peinture murale est plutôt bien conservée.
À droite, les vivants chevauchent des montures trop petites pour eux.
On dirait des poneys! Les bêtes semblent d'ailleurs plus effrayées de
rencontrer la Mort que les vivants. Remarquez le chien, à la
frontière des deux mondes, qui aboie en direction des cadavres.
Ceux-ci sont pratiquement à l'état de squelettes; le second est
particulièrement charmant, avec ses viscères qui pendent de son abdomen.
Autour d'eux, le sol est parsemé d'os et d'un crâne. Deux textes révèlent
l'état d'esprit des vivants et des morts:
Nous sommes en gloire et honneur.
Remplis de tous biens et chevance.
Au monde, mettons notre coeur.
En y prenant nostre plaisance.
Nous avons bien esté en chance.
Comme vous estes present.
Mais vous viendrez à notre danse.
Comme nous sommes maintenant.
Pour des informations supplémentaires, cliquez ici.
3
En 1574
En France, traditionnellement, les artistes préféraient peindre des cadavres pour
illustrer la légende des trois vifs et des trois morts. L'église Saint-Martin de
Courgenard, pourtant, présente des squelettes
drapés dans un linceul. Tous trois lèvent la main gauche pour pointer les vivants
du doigt; de la droite, ils tiennent un outil (bêche, faux et lance).
Cette scène perturbe les trois cavaliers: l'un lève les bras au
ciel, l'autre fait déjà demi-tour. Quant aux chevaux, terrifiés,
ils se dressent sur les pattes arrière. L'inscription qui accompagne cette
peinture murale est identique à celle d'Auvers-le-Hamont. Un phylactère,
au-dessus des squelettes, rappelle en latin le caractère inéluctable de la
mort: "Vigilate, itaque, quia nescite diem neque horam / Mors
inevitabilis est, et hora ejus incerta." Pour plus
d'information, cliquez ici.3
Références
1 Paris, BNF, ms.3142, f.311v. Vers 1285.
2 Arundel ms.83, f.127, vers 1310.
3 Terrier, Bérénice. 1999. Le dict des trois morts et des trois vifs et sa représenation
murale dans le centre de la France. Mémoire de maîtrise sous le direction de Pascale Charron et
Maurice Brock. Université François-Rabelais de Tours.
4Groupe de recherche des peintures murales. 2001. Vifs nous sommes... Morts nous serons. Éditions du Cherche-Lune
5Chihaia, Pavel. 1988. Immortalité et décomposition dans l'art du Moyen-Âge. Fondation culturelle roumaine.
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