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1996-2018 © Patrick Pollefeys

France

En 2001, 92 peintures murales4 des trois vifs et des trois morts sont recensés par le Groupe de recherche des peintures murales. De ce nombre, une vingtaine ne nous sont parvenues que par des livres d'histoire ou d'anciens relevés. Celles qui existent encore aujourd'hui sont parfois fragmentaires ou retouchées de façon abusive. Au niveau pictural, la France se distingue par la présence d'un calvaire pour marquer la frontière entre le monde des vivants et celui des morts; à partir de 1400, cet ornement est presque toujours présent. Les morts portent outils ou armes, particularité plutôt rare dans les autres pays. Enfin, notons que les vivants ainsi que les morts sont rarement couronnés.

En France, il existe 20 manuscrits (neuf avec illustrations) contenant l'une des cinq versions en langue française du dit des trois vifs et des trois morts. À cela s'ajoute le Dit des trois mortes et des trois vives, dont il ne reste malheureusement qu'un fragment.

Version I: Écrite par Baudoin de Condé. Présente dans six manuscrits.
                  Titre: Ce sont li troi mort et li troi vif. (Résumé PDF)
Version II: Écrite par Nicole de Margival. Présente dans deux manuscrits.
                    Titre: Chi coumenche li troi mort et li troi vif. (Résumé PDF)
Version III: Auteur anonyme. Présente dans un seul manuscrit.
                     Titre: Ch'est des trois mors et des trois vis. (Résumé PDF)
Version IV: Auteur anonyme. Présente dans huit manuscrits.
                     Titre: C'est des trois mors et des trois vis. (Résumé PDF)
Version V: Auteur anonyme. Présente dans six manuscrits.
                    Titre: Cy commence le dit des trois mors et des trois vis. (Résumé PDF)

Les résumés ci-dessus proviennent du livre de Stefan Glixelli Les cinq poèmes des trois morts et des trois vifs, disponible pour usage personnel sur le site de la Bibliothèque Nationale de France.

Deuxième moitié du 13e siècle
fresque Mont Saint-Michel En 1979, lors de la restauration de l'abbaye du Mont Saint-Michel, les spécialistes ont découvert un fragment d'un dit des trois vifs et des trois morts. Celui-ci se trouvait dans les ruines de l'ancienne infirmerie, effrondrée en 1811, au-dessus de la porte. Il n'en subsiste que les trois morts, peints sur un fond vert clair dans une pose passive. Deux d'entre eux sont vêtus d'un linceul; celui du centre pose sa main sur l'épaule du premier. Le troisième mort porte la main droite à son coeur. Les trois vivants devaient probablement se trouver de l'autre côté de la porte.
La façon dont les trois morts sont disposés suggère que l'œuvre aurait été peinte dans la seconde moitié du 13e siècle. En effet, la composition ressemble à celle observée dans les manuscrits de cette période, comme le recueil de poèmes de Baudoin de Condé1 (vers 1285) ou encore le Psautier de Robert de Lisle2 (vers 1310). Dans le coin supérieur gauche de la fresque subsistent aussi quelques lettres, fragment d'un texte dont la calligraphie évoque le milieu du 13e siècle. Si cette hypothèse est exacte, le dit des trois vifs et de trois morts de l'abbaye du Mont Saint-Michel serait la première représentation murale connue de ce thème en France, et même en Europe. Ce titre est cependant chaudement disputé par les fresques d'Avignon (voir ci-dessous) et de Melfi, en Italie. Voyez ce fragment en haute résolution.

Deuxième moitié du 13e siècle
La cathédrale Notre-Dame-des-Doms, à deux pas du Palais des Papes à Avignon, est doublement choyée: sa rencontre des trois vifs et des trois morts a la particularité d'encadrer une autre œuvre macabre, absolument étonnante, que l'on pourrait considérer comme un détail fresque Avignon triomphe de la Mort. En effet, la Faucheuse y crible de dards des gens massés à gauche et à droite. À l'extrême gauche, des arcades peintes accueillent les trois morts. Malgré le très mauvais état de la fresque, on devine qu'ils sont disposés de façon semblable à plusieurs manuscrits du 13e siècle et au fragment du Mont Saint-Michel. Les trois vivants (invisibles sur la photo) sont eux aussi placés sous des arcades individuelles. L'image à droite montre la tête de l'un d'eux; il est couronné, détail rare en France. Outre la façon dont sont représentés les trois morts et les trois vifs, la paléographie de l'inscription figurant au-dessus de l'œuvre macabre centrale, qui immortalise le nom du donateur, Pierre de Romans, permet de dater cette fresque de la seconde moitié du 13e siècle. Ceci en fait l'une des plus anciennes d'Europe.

En 1408
détail gravure Paris En 1408, le duc Jean de Berry fait sculpter un dit des trois vifs et des trois morts en rondes bosses sur le portail de l'église du cimetière des Saints-Innocents, à Paris. Il n'en resterait rien du tout si Guyot Marchand n'en avait publié des gravures en 1486. Toutefois, celles-ci sont si riches en détails qu'on peut soupçonner la fantaisie de l'artiste de lui avoir inspiré quelques ajouts, comme dans sa danse macabre de l'édition 1486! détail gravure Paris Par exemple, il représente un ermite. Pourtant, en 1612, le père Jacques du Breul décrit la sculpture en faisant mention de chevaliers, de morts et d'arbres - pas d'ermite. Quoiqu'il en soit, cette gravure en montre un aux côtés des trois morts; caractéristique qu'on ne trouve nulle part ailleurs en France, sauf à Meslay-le-Grenet. À noter aussi qu'un des chevaliers n'est plus à cheval, comme les autres, mais se tient debout près de sa monture. Jean de Berry avait fait ajouter à la sculpture des Saints-Innocents un texte de 22 vers, dans lequel il conviait les gens, tout comme lui, à se préparer à la mort.

En 1420
Collégiale Saint-Victor, Ennezat. Une description datant de 1924 fait état d'une peinture très dégradée. La rencontre de trois vifs et des trois morts que nous admirons aujourd'hui a donc été assez lourdement retouché. Au-dessus, une inscription indique sa date d'exécution et le nom du commanditaire, le chanoine Robert de Bassinhac, qui s'est d'ailleurs fait représenter avec toute sa famille dans le bas de la fresque. Un poème de six quatrains, délavé par endroits, accompagne l'œuvre. Les morts, corps décharnés, se tiennent par la main; ils ne portent pas d'outils et un seul est vêtu d'un linceul. Ils ne semblent guère menaçants. Malgré cela, leur apparition cause tout un émoi: les chevaux se cabrent, les chiens fuient et les faucons s'envolent. En arrière-plan, sur la gauche, s'élève un château qui contraste avec la cabane qui semble servir d'ossuaire aux morts. Ici, comme dans la majorité des dits français, le calvaire marque la frontière entre le monde des vivants et celui des morts.

1476-1480
Chapelle dédiée à la Vierge Marie, Jouhet-sur-Gartempe. Cette fresque en bon état présente ses trois morts dans des cercueils, une composition très répandue en Italie. Cependant, les cadavres s'y tiennent debout, dans une pose raide, au lieu de s'allonger, comme ils le font généralement au pays de Dante. Seul le troisième porte un linceul. Cette rencontre plonge les cavaliers dans le peur; deux des trois vivants ont déjà fait demi-tour. Au-dessus de chacun des personnages flotte une banderole aux inscriptions à moitié effacées. Détail inusité, le Christ est représenté sur le calvaire. Pour des informations supplémentaires, cliquez ici.3

Entre 1476-1500
L'église de Kermaria an Isquit, en Bretagne, possède une chapelle dédiée à la Vierge Marie. Outre une danse macabre, on y trouve aussi, dans le bas-côté nord, un dit des trois vifs et des trois morts peint sur le mur, en grisaille sur fond d'ocre rouge. La fresque est en mauvais état. Le temps l'a considérablement délavée; il y manque deux morts et un seul cavalier est entièrement visible. Ce dernier porte une couronne. Les banderoles au-dessus des personnages ont perdu leur texte.

fresque 3m3v Kermaria

C'est un relevé datant de 1861 et exécuté par Alexandre Denuelle qui apporte davantage de précision sur cette rencontre, les vivants coiffés d'une couronne viennent juste de rencontrer les trois morts. Les chevaux font encore face aux cadavres, mais le deuxième cavalier détache son regard de cette vision d'horreur. On aperçoit devant le troisième vivant une petite croix (juste à côté de la niche percée dans le mur de l'église), ce qui suggère une rencontre dans un cimetière. De l'autre côté du calvaire, l'unique cadavre restant pointe de sa main gauche les nobles; de l'autre, il tient une couronne. Tout comme le bras d'un deuxième mort visible sur le relevé. Toutes figures étaient fort probablement représentées avec une couronne. Voilà un détail plutôt rare en France, cependant le plus exceptionnel demeure de voir les morts sans le symbole royal sur leurs têtes.

Entre 1476-1505
Église Saint-Saturnin, Conan. Le commanditaire de cette fresque s'appelait Etienne de Gaignon. Sa particularité? Elle est parsemée de petites fleurs et de lys. De plus, le premier et le troisième cavalier portent chacun une couronne - coquetterie que l'on rencontre surtout en Allemagne et au Danemark. Deux morts portent un linceul; tous sont armés. Les vivants semblent effrayés de rencontrer ces corps décharnés, puisque deux d'entre eux font demi-tour. Petit détail amusant, un seul chien prend ses pattes à son cou, les deux autres restant de glace! Pour des informations supplémentaires, cliquez ici.3

Fin 15e siècle
détail fresque Meslay-le-Grenet Église Saint-Blaise et Saint-Orien, Meslay-le-Grenet. Cette peinture murale de la fin du 15e siècle a été considérablement retouchée en 1865-66. Tout en respectant les grandes lignes de l'œuvre, le "restaurateur" en a modifié le style, comme on peut le constater en feuilletant quelques documents datant d'avant la retouche. D'ailleurs, il s'est largement inspiré des gravures de Guyot Marchand (1486) et d'Antoine Vérard (1491-92), d'où la similitude entre les trois œuvres. détail fresque Meslay-le-Grenet Contrairement aux autres dits français, celui de Meslay-le-Grenet sépare les vivants des morts non pas avec un calvaire, mais avec un ermite assis dans une caverne - un cas unique en France. Les trois morts se trouvent dans un cimetière, devant une église. Vêtus d'un linceul, ils regardent les vivants d'un air de défi. Ceux-ci sont saisis d'effroi: alors que les deux premiers cavaliers font demi-tour, le troisième échappe les rênes de sa monture, et les faucons s'envolent. Ce dit accompagne une danse macabre, peinte juste dessous. Pour des informations supplémentaires, cliquez ici.3

Début 16e siècle
Comme la majorité des dits français, celui de l'église Saint-Pierre, à Lancôme, met en scène des corps décharnés, non des squelettes. Munis d'armes, ils semblent agressifs; l'un d'eux, lance à la main, a même franchi le calvaire, symbole de la frontière entre les vivants et les morts. Le décor accidenté donne un air dramatique à la scène. Chez les vivants, c'est le cavalier qui manifeste le plus de terreur: ses bras sont dans les airs, ses faucons s'envolent, son cheval se cabre. Les deux autres, dont l'un porte un sceptre, semblent moins effarés par la rencontre. Pour des informations supplémentaires, cliquez ici.3

Début 16e siècle
Non content d'avoir commandité la fresque de Conan, Étienne de Gaignon en a aussi offert une à l'église Saint-Hilaire de Villiers-sur-Loir. La peinture s'est malheureusement mal conservée, surtout dans sa partie centrale. Les deux premiers cavaliers ont une allure fantomatique. Le troisième, en revanche, se voit encore très bien, monté sur un cheval qui s'emballe au milieu de faucons qui s'égaillent. À ses pieds, une pie mange dans une écuelle (voir ci-dessous). Voilà un détail plutôt étrange! Serait-ce le restant d'une ancienne peinture murale ou encore un message à la symbolique oubliée?

détail : chien et pie

La présence d'un petit homme près des deux chiens, portant une lance, est aussi inhabituelle. Il pourrait être un écuyer des chasseurs, figure parfois rencontrée en Italie, mais unique en France. Les morts sont des corps décharnés. Le premier tient une longue lance et la pointe vers le premier vif; les deux autres, aussi armés, pointent les cavaliers du doigt. Pour des informations supplémentaires sur cette peinture murale, cliquez ici3.

Entre 1525-1550
La chapelle Saint-Pierre de Réveillon est en lisière de la forêt, à 5 km de la Ferté-Vidame. Sa fresque est en excellent état. Les morts n'ont pas d'outils, mais l'un d'eux porte une épée... qu'il utilise comme une canne! Un linceul couvre les corps des deux derniers cadavres; le premier brandit un poing dans les airs et pointe du doigt l'un des vivants. De l'autre côté du calvaire, le premier cavalier est si bouleversé qu'il en perd son faucon, pendant que les autres font faire demi-tour à leur cheval. Pour des informations supplémentaires, cliquez ici.3

Entre 1527-1544
Église Saint-Pierre, Auvers-le-Hamont. Malgré quelques trous, cette peinture murale est plutôt bien conservée. À droite, les vivants chevauchent des montures trop petites pour eux. On dirait des poneys! Les bêtes semblent d'ailleurs plus effrayées de rencontrer la Mort que les vivants. Remarquez le chien, à la frontière des deux mondes, qui aboie en direction des cadavres. Ceux-ci sont pratiquement à l'état de squelettes; le second est particulièrement charmant, avec ses viscères qui pendent de son abdomen. Autour d'eux, le sol est parsemé d'os et d'un crâne. Deux textes révèlent l'état d'esprit des vivants et des morts:

Nous sommes en gloire et honneur.
Remplis de tous biens et chevance.
Au monde, mettons notre coeur.
En y prenant nostre plaisance.

Nous avons bien esté en chance.
Comme vous estes present.
Mais vous viendrez à notre danse.
Comme nous sommes maintenant.

Pour des informations supplémentaires, cliquez ici. 3

En 1574
En France, traditionnellement, les artistes préféraient peindre des cadavres pour illustrer la légende des trois vifs et des trois morts. L'église Saint-Martin de Courgenard, pourtant, présente des squelettes drapés dans un linceul. Tous trois lèvent la main gauche pour pointer les vivants du doigt; de la droite, ils tiennent un outil (bêche, faux et lance). Cette scène perturbe les trois cavaliers: l'un lève les bras au ciel, l'autre fait déjà demi-tour. Quant aux chevaux, terrifiés, ils se dressent sur les pattes arrière. L'inscription qui accompagne cette peinture murale est identique à celle d'Auvers-le-Hamont. Un phylactère, au-dessus des squelettes, rappelle en latin le caractère inéluctable de la mort: "Vigilate, itaque, quia nescite diem neque horam / Mors inevitabilis est, et hora ejus incerta." Pour plus d'information, cliquez ici.3


Références
1 Paris, BNF, ms.3142, f.311v. Vers 1285.
2 Arundel ms.83, f.127, vers 1310.
3 Terrier, Bérénice. 1999. Le dict des trois morts et des trois vifs et sa représenation murale dans le centre de la France. Mémoire de maîtrise sous le direction de Pascale Charron et Maurice Brock. Université François-Rabelais de Tours.
4Groupe de recherche des peintures murales. 2001. Vifs nous sommes... Morts nous serons. Éditions du Cherche-Lune
5Chihaia, Pavel. 1988. Immortalité et décomposition dans l'art du Moyen-Âge. Fondation culturelle roumaine.