La Dança general

 

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1996-2018 © Patrick Pollefeys

L'Espagne ne possède pas de peintures murales dédiées à la danse macabre classique (farandole avec alternance de vivants et de morts). Il existe toutefois quelques exemples qui s'en approchent, malgré d'importantes différences avec le thème. Il s'agit de :
1- La ronde macabre de l'ancien couvent de Morella;
2- La danse macabre du couvent Sainte-Eulalie à Pampelune. Aujourd'hui disparue, elle n'est connue que par une description datant de 1521;
3- La danse des squelettes du château de Javier;
4- Le triomphe de la Mort du cloître de Santa Maria de León.

Ce qui distingue vraiment l'Espagne des autres pays, c'est sa tradition macabre dans le domaine littéraire. En effet, elle a donné naissance à deux œuvres importantes : la Dança general dont la date de publication est sujette à débat, ainsi qu'une refonte allongée parue en 1520.

Dança general
Cette danse macabre se trouve dans un manuscrit (ms.b.IV.21 fols 109r-129r) de la bibliothèque de l'Escurial à Madrid. La date de composition de ce poème de 79 strophes est sujette à controverse. Pour certaines sources, l'œuvre date d'aussi loin que 1360, donc une soixantaine d'années avant la danse macabre de Paris. D'autres établissent plutôt vers 1400 sa date de rédaction. Pour certains chercheurs, enfin, il s'agit d'une œuvre plus tardive qui imite celle de Paris, et qui aurait été écrite vers 1450.

Un des arguments avancés pour défendre l'hypothèse d'une création postérieure à la danse macabre de Paris est la présence avant le poème d'un prologue (Prologo en Trasladaçion) qui démontre que l'auteur demeure anonyme, se voulait l'adaptateur d'une œuvre antérieure. La peinture murale parisienne est actuellement considérée par plusieurs comme la première du genre.

La plus ancienne des deux danses macabres littéraires espagnoles, laDança general comporte 34 personnages. Avant leurs dialogues avec la Mort, il y a :
- un prologue de près de dix lignes;
- un monologue de la Mort en quatre huitains;
- un monologue du prédicateur en deux huitains;
- un autre monologue de la Mort en un huitain;
- un avertissement à deux demoiselles (les seuls personnages féminins de cette danse macabre).

Après cette introduction suivent les échanges entre la Mort et les vivants. Les classes sociales représentées dans cette danse macabre sont :

01- Le pape
02- L'empereur
03- Le cardinal
04- Le roi
05- Le patriarche
06- Le duc
07- L'archevêque
08- Le connétable
09- L'évêque
10- Le chevalier
11- L'abbé
12- L'écuyer
13- Le doyen (archiprêtre)
14- Le marchand
15- L'archidiacre
16- L'avocat
17- Le chanoine
18- Le médecin
19- Le curé
20- Le paysan
21- Le moine
22- L'usurier
23- Le prédicateur
24- Le sergent
25- L'ermite
26- Le comptable
27- Le diacre
28- Le percepteur
29- Le sous-diacre
30- Le sacristain
31- Le rabbin
32- Le faqîh (juriste musulman)
33- Le gardien d'un ermitage (santero)
34- La foule

La Dança general comporte 22 des 30 personnages de la danse macabre de Paris de 1424 (selon l'édition de 1485 de Guyot Marchand). Elle en introduit 12 nouveaux (en gras dans l'énumération ci-dessus). Certains sont typiquement hispaniques, comme le santero, le rabbin et le faqîh. L'inclusion de représentants des religions chrétienne, juive et musulmane illustre bien la réalité de l'Espagne d'avant 1492, soit la coexistence (Convivencia) des trois religions dans un climat de paix relative propice aux échanges culturels. Autre trait singulier : cette danse macabre se termine avec la Mort qui s'adresse à la foule, une série de personnages à la classe sociale indéterminée. Cette particularité se trouve également dans le manuscrit de Heinrich Knoblochter.

Dans le texte principal de la Dança general, le vivant s'adresse d'abord en huit vers à la Mort pour plaindre du sort qui l'attend. Celle-ci réplique au vivant en sept vers, le huitième servant à appeler un nouveau personnage dans la danse. Le pape, lui, est interpellé dans l'introduction lors de l'avertissement de la Mort à deux demoiselles. Les danses macabres de Lübeck et de Tallinn présentent également les dialogues de cette façon.

La Dança general est reconnue pour son ton ironique et sarcastique. L'auteur y dénonce la vanité du monde et la corruption qui règne à la fois dans la société civile et religieuse. Par exemple, la Mort sermonne l'empereur au sujet des trésors qu'il a accumulés lors de ses guerres et qui dorénavant ne lui servent à rien; elle reproche au cardinal d'avoir fomenté des troubles dans le but de devenir pape; elle accuse l'abbé d'avoir gardé de la nourriture dans sa chambre sans la partager avec les membres de sa congrégation; elle s'en prend à la vanité de l'écuyer, qui appelle ses amantes à l'aide, en l'assurant qu'elles seront dégoûtées par sa nouvelle apparence; elle se moque du médecin qui se désole d'avoir suivi les principes d'Avicenne qui promettait une longue vie aux abstèmes, elle retient le percepteur qui persiste à vouloir recouvrer les impôts; et elle traite le sacristain de misérable qui présentait des cadeaux à ses maîtresses.

Parmi les diverses classes sociales portraiturées, seules celles représentant le moine, l'ermite et le paysan échappent dans une certaine mesure aux paroles accusatrices et au ton sarcastique de la Mort. Le poète de la Dança general se montre donc aussi sévère au sujet de l'âme humaine que les auteurs de la danse macabre de Paris et du manuscrit imprimé par Heinrich Knoblochter.

Dança general de la muerte (1520)
L'édition de 1520 reprend le poème précédent en y ajoutant 57 strophes (pour un total de 136) et 25 nouvelles classes sociales. Ces personnages supplémentaires viennent briser la continuité ecclésiastique et laïque établie dans la version précédente. Il s'agit en fait pour la plupart de métiers de la société médiévale. Ainsi, le prieur (le second de l'abbé) apparaît entre l'abbé et l'écuyer, et le chirurgien, entre le chanoine et le médecin. Vingt-trois autres classes font leur entrée à la fin du récit, entre le santero et la foule : le juge, le greffier, le juriste, le cambiste, l'orfèvre, l'apothicaire, le tailleur, le marin, le tavernier, l'aubergiste, le cordonnier, le brodequinier, le tambourineur, le meunier, l'aveugle, la boulangère, la marchande de beignets, le pâtissier (marchand de gâteau au miel), le mendiant, le courtier, le vendeur d'épices, le boucher et la poissonnière. Notons que trois de ces nouveaux danseurs sont de sexe féminin.

Cette version étendue de la danse macabre n'est pas perçue comme une œuvre aussi poétique que la version d'origine. L'auteur est inconnu. À notre connaissance aucun exemplaire de cette édition de 1520 n'a survécu. Le texte nous est parvenu, car il a été recopié au 19e siècle par Isidoro Lozano dans un livre traitant de littérature espagnole (Historia y crítica de la literatura española).


Références
Whyte, Florence. The Dance of Death in Spain and Catalonia. Arno Press. 1977
Saugnieux, Joël. Les danses macabres de France et d'Espagne et leurs prolongements littéraires. E. Vitte. 1972