La danse macabre
du Grand-Bâle
(Grossbasel)

Détail ossuaire Bâle

 

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1996-2018 © Patrick Pollefeys

La danse macabre de Bâle est certainement l'une des plus célèbres œuvres de ce genre. C'est l'une des plus anciennes, l'une des plus reproduites et, finalement, l'une des plus étudiées à notre époque. Réalisée en 1440, elle ornait le cimetière du couvent des Dominicains, sur la rive gauche du Rhin, dans la section de la ville appellé Grand-Bâle (Grossbasel). Elle a ensuite été copiée entre 1450 et 1460 dans le couvent de Klingenthal, sur la rive droite, dans le Petit-Bâle (Kleinbasel). Ces deux peintures murales sont riches en histoire. Voici celle dela danse macabre du Grand-Bâle (pour la seconde, voir la danse macabre de Klingenthal).

Historique
1440: Réalisation de la danse macabre du Grand-Bâle, une fresque de plus de 60 mètres de long, sur la face intérieure du cimetière du couvent des Dominicains. On n'en connaît ni le peintre ni le commanditaire. L'œuvre aurait été exécutée à la suite d'une épidémie de peste qui frappa la ville en 1439.
1568: Première rénovation de la danse macabre par Hans Hug Kluber.
1581: Publication des vers accompagnant cette danse macabre par l'éditeur Huldrich Frölich. Dans la seconde édition, parue en 1588, une certaine confusion dans l'écriture laisse entendre que le peintre de la danse macabre est le célèbre Hans Holbein le Jeune. Cette erreur se perpétuera dans les livres d'art encore deux siècles plus tard!
1596: Première copie dessinée par Hans Block l’Ancien. Malheureusement, un seul feuillet s'est conservé jusqu'à nos jours. Il montre les couples Mort/pape et Mort/empereur.
Vers 1600: Série de gouaches publiée par un artiste anonyme. Elle a la particularité de présenter l'enfant sans sa mère, alors que les éditions subséquentes le font. Une autre gouache inédite présente dans un seul dessin le Turc, sa femme et l'artiste. Les gouaches représentant la femme noble, le marchand et la mère dont on ne garde aucune trace, n'ont peut-être pas été peintes. Signalons que l'artiste a dessiné en arrière-plan des élément supplémentaires pour ajouter un effet de perspective.

Gouache enfant

1614-1616: Construction d'un auvent pour protéger l'œuvre des intempéries. Une seconde rénovation est entreprise par Emanuel Bock.
1621: Reproduction de la danse macabre en gravures sur cuivre par Mattheus Merian. Dans ce livre, les figures sont présentées dans le désordre. Une seconde édition rectifie cette erreur en 1625. En 1649, une troisième édition est publiée. Dans celle-ci, Mattheus Merian inclut un historique de la peinture murale et embellit le décor des gravures par l'ajout de ciel et de nuages.
1658: Troisième restauration exécutée par Hans Georg Meyer.
1703: Quatrième et dernière restauration exécutée par Hans Georg Becker.
1725: Une édition couleur des gravures de Mattheus Merian est publiée à Francfort.
1773: Reproduction en aquarelle peinte par Emanuel Büchel. Avec leurs couleurs vives, ces œuvres sont de très grande qualité. Malheureusement, le musée de Bâle ne les publie pas. Les quelques aquarelles publiées dans des livres comprennent notamment le prédicateur et l'ossuaire, la reine, la duchesse, l'abbesse et l'infirme.
1805: Destruction de la danse macabre. Des citoyens en récupèrent 26 fragments (23 images et 3 textes).
1806: Reproduction en aquarelle de Rudolf Feyerabend d'après les gravures de Merian (voir ci-dessous). L'artiste se permet toutefois quelques libertés en ajoutant en arrière-plan un décor champêtre ou urbain. C'est notamment le cas dans la séquence qui comprend le marchand et l'abbesse, celle qui va du musicien au bourreau et celle de l'aveugle et du juif.

Aquarelle de Rudolf Feyerabend
19-20esiècle: Transfert des fragments sauvegardés au Musée historique de Bâle. Quatre d'entre eux demeurent introuvables.
1965: Opération effectuée pour enlever des couches de peinture sur six fragments afin de voir les vivants de la peinture originale (1440).

Les diverses rénovations effectuées à travers les siècles ont apporté plusieurs changements à la danse macabre du Grand-Bâle: retrait ou remplacement de certains vivants, modification de leur attitude, mise au goût du jour après la Réformation, etc. Une reconstruction hypothétique de l'œuvre de 1440 est présentée dans un tableau en bas de page. Elle se base sur la reproduction de Mattheus Merian et sur la danse macabre du Petit-Bâle. Mais pour l'instant, c'est à travers les 43 gravures sur cuivre de Merian (1621) que l'œuvre sera décrite.

La danse macabre, telle que reproduite par Merian, commence avec un prédicateur qui s'adresse à neuf personnes divisées en trois groupes: pouvoir spirituel (pape, cardinal et évêque), pouvoir temporel (empereur, roi et reine) et société civile (bourgeois, nonne et paysan). Le prédicateur est un réformateur. Sa présence constitue fort probablement un changement exécuté lors de la première restauration de la peinture murale - qui survint après que la Réformation ait converti la région au protestantisme - puisque la danse macabre du Petit-Bâle ne montre pas cette scène. Dans l'œuvre initiale, il n'y avait peut-être pas de prédicateur, et si oui, celui-ci devait être un dominicain, fidèle à l'Église catholique romaine.

La seconde scène montre un ossuaire. Devant, deux morts jouent de la musique et invitent les vivants à venir à leur rencontre. La pape est le premier à devoir marcher vers l'ossuaire; il est accompagné par un maccabée qui porte un crâne comme cache-sexe et qui frappe sur celui-ci comme sur un tambour. Au sujet du pape, il y a un détail intéressant entre le dessin de Hans Block l’Ancien et celui de Merian. Dans la copie du premier (voir ci-dessous), les gouaches anonymes (celles de 1600) et à Petit-Bâle, le pape tient une croix simple. Alors qu'il est présenté avec une double croix sur le dessin de Merian. Ce dernier est considéré comme ayant réalisé une copie fidèle de l'œuvre originale. Il a probablement voulu ici faire un parallèle avec le texte qui précise que le pape porte une double croix. Une autre petite différence existe entre l'œuvre de Merian et les deux copies antérieures de la danse macabre. La Mort qui accompagne l'empereur n'arbore pas la barbe.

relevé d'Hans Block l’Ancien

Par la suite, trente-neuf autres personnages le suivent dans la farandole (voir le tableau en bas de page). Une dizaine de cadavres jouent d'un instrument de musique. D'autres sont converts d'un linceul, certains revêtent les attributs des vivants qu'ils accompagnent.

Quelques détails particuliers distinguent cette danse macabre. Ainsi, l'impératrice, dotée d'un ventre bien arrondi, semble enceinte! Le cadavre qui accompagne la reine est de sexe féminin. On y trouve des figurants rares : le bourreau, le juif, le païen, la païenne ou l'avoyer (fonctionnaire de la justice comtale; pour plus de détails, voir le dictionnaire historique de la Suisse).

À comparer la danse macabre du Grand-Bâle avec celle du Petit-Bâle, il saute aux yeux que bien des changements sont survenus lors des restaurations successives. C'est une conséquence de la Réformation, qui a changé la culture religieuse dans cette région, mais aussi de l'évolution des techniques en peinture. Le célèbre Hans Holbein le Jeune, en particulier, a exercé une influence notable.

La Réformation, lancée en 1517, a incité le restaurateur Hans Hug Kluber à introduire quelques critiques cinglantes à l'endroit du clergé catholique, lors de ses retouches de 1568. C'est lui qui, par exemple, a laissé traîner une indulgence aux pieds du pape. Le trafic des indulgences, grâce auxquelles les mortels pouvaient littéralement "racheter" leurs péchés, fut le premier cheval de bataille du réformateur allemand Martin Luther.

L'Église protestante voyait d'un très mauvais oeil les ordres religieux. Conséquence: dans la danse macabre du Grand-Bâle, deux figures d'ecclésiastiques sont supprimées. Le personnage de l'abbesse est victime des paroles vitrioliques de la Mort qui regarde son ventre, l'air de soupçonner une grossesse, en s'exclamant: "Madame l'abbesse si pure / D'où tenez-vous ce petit bedon?" Ce texte diffère tout à fait de celui du Petit-Bâle, alors qu'il existe très peu de différences entre les deux peintures murales dans les vers associés aux autres personnages.

Le passage au protestantisme a opéré un autre changement intéressant dans la danse macabre du Grand-Bâle. Il a fait apparaître davantage de femmes. Dans les gravures de Merian, réalisées bien après la Réformation, le roi précède les personnages suivants : reine, cardinal, évêque, duc et duchesse. Dans la danse macabre du Petit-Bâle, le roi une succession d'hommes: cardinal, patriarche, archevêque, duc et évêque. Or, une étude menée en 1965 sur les fragments du Grand-Bâle conservés au Musée historique de la ville a révélé que sous la reine - dans une couche de peinture antérieure - se trouvait le cardinal! Les femmes auraient été ajoutées lors d'un remaniement ultérieur, sans doute pour couvrir des ecclésiastes devenus moins significatifs après la Réformation. Cette trouvaille semble aussi indiquer que la danse macabre de Klingenthal et celle du cimetière des Dominicains devaient être fort semblables au 15e siècle.

Le cas du médecin, quant à lui, illustre clairement l'évolution des connaissances en art, mais aussi en anatomie. Le squelette qui se trouve à ses côtés est peint avec un tel degré de précision qu'il serait étonnant qu'il date de 1440. En effet, les premiers dessins de squelette par l'anatomiste Andreas Vesalius datent d'un siècle plus tard.

Avec Les simulacres de la Mort, série de gravures publiée en 1538, Hans Holbein avait fait de la danse macabre quelque chose de plus qu'une simple farandole. Entre autres, il avait ajouté des éléments conférant plus d'ironie aux différentes scènes. Un des restaurateurs de la danse macabre du Grande-Bâle - sans doute Hans Hug Kluber - a tiré profit de ces leçons du grand maître. Ainsi, c'est un cadavre vêtu d'une armure et dont le crâne est fendu par un coup d'épée qui s'en prend au chevalier. Le marchand tient une balance où un monceau d'écus ne fait pas le poids contre une tête de mort. Le macchabée qui accompagne l'infirme est aussi estropié; celui qui entraîne le fou est déguisé comme ce dernier. Munie d'une paire de ciseaux, la Mort s'apprête à couper la laisse du chien qui accompagne l'aveugle et à diriger celui-ci vers une fosse...

Détail amusant : Hans Hug Kluber, le premier rénovateur du Grand-Bâle, s'est lui-même ajouté comme figure à la fin de la danse macabre. Il a poussé l'audace jusqu'à représenter sa femme et son fils (dans une même scène), effaçant ainsi le personnage de la mère! Le restaurateur de 1614-1616, Emanuel Bock, remettra ça en intercalant entre Kluber et le paysan une scène bucolique avec Adam et Ève, un aigle, un lion et une licorne...

Tableau comparatif entre quatre versions
des deux danses macabres de Bâle
Grand-Bâle en 1616
Merian éditions de
1621-1649-1725
Grand-Bâle en 1440
(hypothèse)
Petit-Bâle en 1450-60
selon Büchel (1766)
Grand-Bâle
(fragments conservés)
01- Le prédicateur
02- Ossuaire
03- Le pape
04- L'empereur
05- L'impératrice
06- Le roi
07- La reine
08- Le cardinal
09- L'évêque
10- Le duc
11- La duchesse
12- Le comte
13- L'abbé
14- Le chevalier
15- Le juriste
16- Le conseiller
17- Le chanoine
18- Le médecin
19- Le noble
20- La noble
21- Le marchand
22- L'abbesse
23- L'infirme
24a -----
24- L'ermite
25- Le jouvenceau
26- L'usurier
27- La pucelle
28- Le musicien
29- L'héraut
30- L'avoyer
31- Le bourreau
32- Le fou
33- Le marchand ambulant
34- L'aveugle
35- Le juif
36- Le païen
37- La païenne
38- Le cuisinier
39- Le paysan
40- ------
41- Adam et Eve
42- La mère et l'enfant
43- Le peintre
01- Le prédicateur?
02- L'ossuaire
03- Le pape
04- L'empereur
05- L'impératrice
06- Le roi
07- Le cardinal
08- Le patriarche
09- L'archévêque
10- Le duc
11- L'évêque
12- Le comte
13- L'abbé
14- Le chevalier
15- Le juriste
16- Le conseiller
17- Le chanoine
18- Le médecin
19- Le noble
20- La noble
21- Le marchand
22- L'abbesse
23- L'infirme
24a --------
24- L'ermite
25- Le jouvenceau
26- L'usurier
27- La pucelle
28- Le musicien
29- L'héraut
30- L'avoyer
31- Le bourreau
32- Le fou
33- La nonne
34- L'aveugle
35- Le juif
36- Le païen
37- La païenne
38- Le cuisiner
39- Le paysan
40- L'enfant
41- La mère
42- ------
43- ------
01- ------
02- L'ossuaire
03- Le pape
04- L'empereur
05- L'impératrice
06- Le roi
07- Le cardinal
08- Le patriarche
09- L'archévêque
10- Le duc
11- L'évêque
12- Le comte
13- L'abbé
14- Le chevalier
15- Le juriste
16- Le conseiller
17- Le chanoine
18- Le médecin
19- Le noble
20- La noble
21- Le marchand
22- L'abbesse
23- L'infirme
24a Christ en croix
24- L'ermite
25- Le jouvenceau
26- L'usurier
27- La pucelle
28- Le musicien
29- L'héraut
30- L'avoyer
31- Le bourreau
32- Le fou
33- La nonne
34- L'aveugle
35- Le juif
36- Le païen
37- La païenne
38- Le cuisiner
39- Le paysan
40- L'enfant
41- La mère
42- ------
43- ------
01- ------
02- L'ossuaire
03- ------
04- L'empereur
05- ------
06- ------
07- Le cardinala
08- Le patriarcheb
09- L'évêque
10- Le duc
11- La duchesse
12- Le comte
13- ------
14- ------
15- Le juriste
16- Le conseiller
17- ------
18- Le médecinc
19- Le noble
20- La noblec
21- Le marchand
22- L'abbessec
23- L'infirmee
24a ------
24- L'ermite
25- Le jouvenceaud
26- ------
27- ------
28- ------
29- L'hérautc
30- L'avoyere
31- ------
32- Le foue
33- ------
34- ------
35- ------
36- ------
37- ------
38- Le cuisiner
39- Le paysan
40- ------
41- ------
42- ------
43- ------
a En 1568, le peintre qui rénove la danse macabre masque le cardinal pour le remplacer par la reine. En 1965, le musée de la ville met au jour la couche la plus ancienne. On redécouvre le cardinal de 1440!
b Fragments conservés lors de la destruction en 1805, mais perdus depuis. Ce cardinal de la rénovation de 1568 cache fort probablement le patriarche de 1440. Impossible de confirmer tant qu'on n'aura pas retrouvé ledit fragment...
c Selon la peinture de 1440.
d Selon la peinture de 1568.
e Fragments conservés lors de la destruction en 1805, mais perdus depuis.

 


Références
Merian, Matthaeus 1621. Todten-Tantz, Wie derselbe in der weitberümbten Statt Basel (lien vers la Bayerische Staatsbibliothek (Bibliothèque d'État de Bavière).
Merian, Matthaeus. 1649. Todten-Tantz, Wie derselbe in der weitberümbten Statt Basel (lien vers la Staats- und Universitätsbibliothek Dresden (Bibliothèque de l'Université de Dresden).
Merian, Matthaeus. 1725. Todten-Tantz, Wie derselbe in der weitberümbten Statt Basel (lien vers la Universitätsbibliothek Frankfurt (Bibliothèque de l'Université de Frankfort).
Clark, James M. 1950. The Dance of Death. Jackson, Son & Company.
Egger, Franz. 1990. Basler Totentanz. Historisches Museum Basel.
Maurer Francois. 1961. Das einstige Totentanzgemälde, in: Die Kunstdenkmäler des Kantons Basel-Stadt, Bd. V, S. 289-315.
Utzinger, Hélène et Bertrand. 1996. Itinéraires des danses macabres. Edition J.M. Garnier.
Wunderlich, Uli. 1998. Ein Bild verändert sich. Die Bedeutung der neuentdeckten Gouachen für die Rekonstruktion des Basler Totentanzes. In: Totentanz-Forschungen. Handbuch zum 9. Internationalen Totentanz-Kongress 17.-20.September 1998. Düsseldorf 1998.